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Le blog de la ranulphette
7 octobre 2006

Les mille et un rois

Kader se réveilla de très mauvaise humeur. Comme chaque fois qu'il lui fallait affronter les mille et un rois, son imagination avait pris les devants et la nuit n'avait été qu'un long cauchemar. Assis sur le bord de son lit, il s'efforça de se persuader que tout irait bien et que, somme toute, le combat, connaitrait une issue heureuse. Après un thé vite avalé, il se dirigea vers le sinistre bloc de béton qu'il ne connaissait que trop. A l'entrée trônait le premier roi.

Vêtu d'un uniforme grisâtre qu'il semblait porter depuis des siècles, ce roi-là était gras, sale , mal rasé et avait deux particularités interessantes :il ne parlait aucune langue connue et il lui manquait une moitié du visage, perdue quelque part dans le Tonkin avec l'armée française. Il regarda son sujet provisoire de son oeil unique et répondit par une série de grognements, quand celui-ci lui présenta ses respects sous la forme d'un beau billet de banque plié en huit. Dans sa générosité infinie, il autorisa le manant à pénétrer dans le bâtiment. Ledit manant grimpa jusqu'au premier étage, autrement dit sur le territoire du roi du cachet. C'est alors qu'il vit surgir par une porte dérobée deux rois imprévus qui tenaient une conférence apparament secrète puisqu'ils se turent dès qu'ils le virent. Un instant d'extrême tension s'ensuivit. Puis il reprit ses esprits et se prosterna, en signe de soumission, tout en quémandant l'indulgence des deux rois. Ceux-ci daigneraient-ils lui indiquer le bureau du roi des renseignement ?

-Au fond à droite, dit le premier.

Et simultanément:

-Au fond à gauche, grogna le second.

Puis il reprirent leur conciliabule et disparurent dans un cagibi. Kader marcha sur la pointe des pieds jusqu'au fond du couloir. A sa grande surprise, il s'aperçut qu'il n'y avait de bureau ni à gauche ni à droite. En revanche, il y avait là, couché à même le sol, un formidable roi, un roi authentique, de ceux qui ont une épaisse moustache, une bedaine phénoménale, une trogne à faire fuire les enfants, et surtout, surtout la casquette et l'uniforme, les vrais signes du pouvoir. Kader, ne sachant quelle attitude prescrivait l'étiquette en pareille situation, s'éclaircit timidement la gorge. Puis il fit quelques pas en traînant ses babouches, mais le bruit était pauvre. Il se mit alors à applaudir avec enthousiasme comme on le fait le dimache au stade de fouteballe .Le roi, éveillé en sursaut, se releva lourdement et débita la plus extraordinaire série d(injures, d'imprécations et de malédictions qu'eût jamais ouïe Kader. Ce dernier supporta avec résigantion l'avalanche. Lorsque le roi, essouflé, s'arrêta de manifester son courroux, Kader s'excusa platement et fit allégeance en offrant du tabac.Puis il s'enfuit, loin de ce roi mal embouché.

Revenu à son point de départ, il hésita un instant, puis ayant récité la cent quatorzième sourate du Coran, celle qui donne du coeur au croyant :

Je m'en remets au Maître des hommes, au Roi des Hommes, au Dieu des Hommes contre le Malin tourmenteur qui souffle le mal dans le coeur des hommes qu'il ait lui même la forme d'un djinn ou d'un homme

il frappa à une porte, au hasard. Un rugissement lui indiqua que l'endroit était habité. Il poussa la porte et vit le roi le plus débonnaire du monde. Un face réjouie, un ventre avantageux, des mains soignées et une superbe casquette aux couleurs du club de fouteballe de la ville. Le manant s'avança vers le trône et souhaita au roi le bonjour, et aussi une bonne santé pour lui et ses enfants, ainsi que prospérité et voyage à la Mecque .

-Que peux tu faire pour moi ?interrogea le roi

-Je travaille sur les docks, dit Kader.

-Qu'est-ce que ça peut me foutre ?

-J'ai été maçon.

-Interessant, concéda le roi. J'ai justement un petit terrain du côté de l'abattoir...Et que puis-je faire pour toi ?

Kader hésita , puis se jeta à l'eau : j'ai besoin d'un passeport .

L'incrédulité la plus totale se peignit sur le visage du roi. Il fut pris de tremblement, ses yeux se plissèrent, sa pabse se gonfla (ô prodige) et il éclata d'un rire énorme qui fit trembler les murs de son royaume. Le roi d'à-côté-un grand échalas tout gris-entra aussitôt, se pourléchant les babines à l'idée d'entendre la blague du siècle, celle qui provoque le rire tempête et les étouffements les plus délicieux.Le roi numéro un était d'ailleurs en train de suffoquer, affalé sur son bureau, mais heureusement, le roi numéro deux eut la présence d'esprit de lui donner des claques violentes tout en débitant quelques formules magiques. Revenu à lui, le roi débonnaire dit à l'échalas cireux : -Ce type veut un passeport.

Le roi échalas ouvrit de grands yeux, mais il était probablement de ceux qui ne rient vraiment qu'à leurs propres plaisanteries, car il se contenta de ricaner en hochant la tête . Puis il d'approcha du maçon docker et lui dit :

-Tu me vois bien ? Moi tout entier, tu me vois n'est-ce pas ?Tu n'es pas aveugle j'espère ?Et bien moi, moi tout entier je n'ai pas de passeport.

Cet aveu du lui en couter car il devint soudain très triste et regagna son royaume sans ajouter un mot. Kader ,encore sous le choc de cette révélation, resta sans voix. Le roi débonaire prix un vieux-cure dent dans un cendrier et se mit à fourrager dans sa propre bouche. Quelques minutes passèrent ,puis il éclata:

-Paysan de merde ! Vendeur de savonettes pour hammams de Juifs ! Est-ce que tu te crois au souk ?Tu veux des tomates, tu vas au souk. Tu veux un passeport, tu viens chez nous.Mais halte-là ! ce n'est pas aussi simple ! Tomates, passeport, ce  n'est pas tout à fait la même chose, l'ami! Quand tu achètes des tomates, le maraîcher se fiche de savoir qui tu es du moment que tu paies. Mais moi, je veux d'abord savoir qui tu es. Alors avant tou, apporte moi un certificat de bonnes vies et moeurs. Car qui me dit que tu n'est pas un fils de putain ou le demi-frère d'un maquereau ?ou bien maquereau toi même, avec ton regard de morue ?Et apporte moi également un certificat de non-décès, car soyons logiques, pourquoi te donnerais-je un passeport si tu n'es plus de ce monde ? Je veux aussi l'avis du moquadem sur papier timbré et n'oublie pas les quarante huit exemplaires d'actes de naissance et quelques fiches de paie. Et maintenant du vent, je t'ai assez vu.

Kader sortit du batiment la mort dans l'âme. Décidément, la fréquentation de ces rois ne rapportait qu'ennuis et migraines. Il décida néanmoins d'aller chez le moquadem, autrement dit le roi de la rue.

Le roi de la rue se trouvait dans une boutique où il devisait avec sa cour, dévorant gratis force sucreries. Kader l'aborda comme il convenait, inclinaison du buste, tête penchée sur le côté, baisemain furtif.Puis il sollicita un avis favorable pour sa demande de passeport. Les vagabonds, les chômeurs et les indics qui formaient la cour se mirent qui à ricaner, qui à accabler le maçon de quolibets, mais le roi de la rue les fit taire :

-Tu l'auras ton avis, dit-il au maçon. Et d'ajouter : je te l'apporterai moi-même à la maison.

Cette extraordinaire faveur,qui permettait au roi de la rue de percevoir son tribut sans témoins, couta cent dirhams à Kader. Mais il obtint son avis favorable. Il obtint également les quarante-huit éxemplaires d'actes de naissance contre quarante-huit cigarettes-pas une de plus, le fonctionnaire était honnête- et se procura, chez le roi du personnel d'une entreprise réputée, quelques fiches de paie plus vraies que nature. Le tout ne lui coûta qu'un petit mois de démarches. Muni de ces documents, il retourna chez le roi débonnaire. Mais ce dernier n'était plus du tout débonnaire, bien au contraire, et il ne reçut même aps le maçon; il nia l'avoir jamais vu et le fit promptement chasser à coups de trique par quelques sicaires enthousiastes.

Kader décida d'aller voir le roi de la ville, entreprise hautement périlleuse dont il n'était pas certain qu'il revint jamais. Plus d'un c'était perdu dans les couloirs du palais du roi de la ville.

Mais il était résolu. Après avoir fait allégeance successivement au roi de la porte, à quelques rois de couloirs, au roi du deuxième étage, au roi du vestibule et à la tricoteude reine de l'antichambre, il se retrouva ,ô miracle, dans le bureau du roi de la ville. Ce dernier, étonnament jeune,buvait un verre de thé tout en éxaminant quelques dossiers posés sur son bureau. Ayant fini de lire, il leva les yeux vers le maçon et la conversation s'engagea :

-Quel est ton problème ?

-Je voudrais un passeport.

-Pourquoi ?

-Je dois subir une opération chirurgicale à l'étranger,où mon fils réside en ce moment. Il paiera pour tout.

-Tu as un rapport médical ?

-Le voici.

En fin de journée, Kader tournait et retournait entre ses doigts le beau, le bouleversant, le fameux , l'invraissemblable passeport.Mais à petites causes grands effets: ce passeport promptement fourni provoqua une levée de boucliers parmi les rois secondaires, les rois des rues et les rois des autres lieux qui ne supportaient pas que le roi de la ville, ce béjaune à la taille fine, leur cassât ainsi la baraque. Rumeurs,calomnies, cabale:quelques semaines plus tard, la ville eut un nouveau roi. Et celui-ci portait moustache, parlait gras et promenait une bedaine convenablement sphérique. Les mille et un rois respirèrent et se remirent à régner.

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Commentaires
G
Ouah, bah si c'est toi qui est l'auteuse (oui, c'est comme ça qu'on devrait dire apparemment...) de ce texte, laisse moi te dire qu'il est super! Sinon j'aimerai savoir qui c'est.
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